« Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (Osée 2,16)
Comment un moine (bénédictin) arrive-t-il à se faufiler dans les réalités de cette Terre Sainte ? Et d’abord, ne devrait-il pas se taire ? Les Israéliens appellent nos frères trappistes de Latroun les « shatqanim », les silencieux… mais ils n’arrivent jamais à les avoir au téléphone : c’est toujours occupé… Ça les fait bien rire.
Oui, les moines vivent confrontés aux mêmes réalités que tout le monde. Et ils n’y sont pas plus à l’aise, surtout quand le contexte est mouvant et conflictuel.
La foi n’est pas une idéologie
Conflictuel ? Est-ce que ce ne serait pas notre chance, à nous moines, de vivre dans un tel environnement… après avoir choisi d’épouser cette terre… de la Parole (!)… en quittant nos origines sociales… pour rejoindre… Pour rejoindre quoi ? Au milieu de toutes les contingences et accidents de l’histoire qui ont porté des moines trappistes et bénédictins à venir vivre en ce pays dès le milieu du XIXème siècle, on peut bien relever avant tout et d’abord la répétition à l’infini de ce même tropisme qui a toujours porté les chrétiens de toute obédience à se soucier… des chrétiens de cette Terre… Depuis Paul et sa collecte « pour les saints de Jérusalem » jusqu’aux croisades (mais oui, pourquoi ne pas le dire ?… c’est bien Jérusalem – et son accès libre – qui était visés par les Croisés) et au-delà encore, quand Catherine de Sienne faisait valoir au Pape que la reprise de la « croisade » et la réintégration de Jérusalem dans le « giron » de l’Église – mais d’abord au cœur de sa foi – mettait en jeu et conditionnait ni plus ni moins la « redintegratio » du Peuple chrétien : son unité dans la foi…
C’est que la foi n’est pas une idéologie, et elle le deviendra sans Jérusalem. C’est ce qu’enseignait l’Abbé du Bec, Paul Grammont, en envoyant ses frères « fonder » en Israël la communauté qui s’installera finalement à Abu-Gosh.
Abu-Gosh ?! Et tout est dit. Installation dans un village musulman… pour une communauté venue marquer et enraciner la relation de l’Église au Peuple juif en son histoire passée, présente et à venir (car Dieu est fidèle à sa Promesse). Latroun, qui suivra les évolutions d’une politique mouvante autour du terrain acquis et planté et construit par des moines un peu audacieux… pour un avenir qui se voulait ouvert (saint Benoît y insiste) et que les aléas de la politique ne doivent pas effrayer. La Dormition, des bénédictins allemands nés d’une visite impériale et qui se soucient aujourd’hui de distribuer aux acteurs méritants un prix pour la Paix…? Les Sœurs du Calvaire (au Mont des Oliviers), qui avaient désiré cette fondation depuis deux siècles !… La Parole a conduit les moines de ces abbayes et monastères au-delà et en-dehors du champ d’une colonisation ressentie telle par bien des chrétiens locaux (entre autres), et elle a jeté ainsi une graine, une semence… qui pourrait bien être une semence de silence !
« Duc in altum »
C’est là que la Parole prophétique nous rejoint : « Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur ». S’agit-il seulement des moines ? Non, il s’agit de l’Église, de l’Église en son « mystère » (Vatican II et tout l’Orient !). Donc, il s’agissait forcément d’abord d’Israël en son « mystère » : un « mystère » de vocation… qui s’accomplit curieusement au désert (l’Exode)… alors que Dieu est né pour nous – si j’ose dire – dans un jardin (de la Genèse) et qu’il a promis pour tous, comme accomplissement de son œuvre (et couronnement de ses noces !) une Jérusalem « où tout ensemble fait corps » (Psaume 121)… au milieu du rayonnement de l’Alliance « nouvelle et éternelle » en ses pierres précieuses aux douze couleurs de l’arc-en-ciel… (Apocalypse 21) !
Mais c’est au désert qu’il « parle au cœur ». Tous sont saisis, à cette parole, à cet appel, et tout chrétien réalise alors ce que la géographie a inscrit dans le paysage de Jérusalem : à savoir qu’elle est « adossée au désert », comme l’avait bien remarqué un grand moine français, aujourd’hui au Ciel, Dom André Louf, visitant Jérusalem et arrivant au sommet du mont Scopus, juste avant de bifurquer vers le Mont des Oliviers, là où l’on se trouve soudain, à peine quitté la vue splendide sur tout Jérusalem, au seuil même du désert, comme prêts à basculer dans cette réalité (aujourd’hui un peu plus peuplée que lors de la visite de cet Abbé…).
Mais la réalité est là, qui devient Parole : « L’Église est adossée au désert », l’Église est adossée à la vie monastique comme à une Parole qui lui rappelle sans cesse que « toute chose est enveloppée de silence » (Sagesse 18,14). Toute chose ? Oui, tout ce qui a sa place dans le dessein (bienveillant !) de Dieu, et donc tout ce qui peuple cette Terre (et si elle est Sainte, n’est-ce pas à ce titre que tout peut – ou pourrait – y trouver sens ?!), toute chose, donc, y est portée par un « silence »… qu’il nous faut écouter – même quand il est un cri, même quand il perturbe un peu notre entendement (et nos cultures limitées) et nous oblige à « aller plus loin » (« Duc in altum »). Toute chose ici peut laisser entendre ce qu’elle porte (et qui lui vient de plus loin qu’elle), si nous savons écouter (premier mot de la Règle de saint Benoît). Mais peut-être aussi,… si nous savons parler.
Silence du désert et parole de vie
C’est là que les moines n’ont plus peur d’être pris pour des bavards ! Car la parole, chez eux aussi, la parole d’hommes, est la « chose » que Benoît voudrait voir grandir – en sagesse – et non pas diminuer – en quantité. C’est là que notre parole se fait cri – ou prière, c’est assez proche – pour dire – à ceux qui nous accordent une place dans leur univers, intérieur ou extérieur (ou dans leur « tribune » ) : « Oui, il existe une parole qui peut être prononcée sur tout conflit ou sur toute parole ’’mal ajustée’’ » ; « Heureux abbé qui la connaît pour la donner à ses frères », disait un ancien Abbé de Saint-Wandrille, proche du Bec, nos origines. Mais nous avons tant de richesses en ce pays : toutes les richesses de la Parole inscrite dans le sol, toutes les richesses de toutes les Églises avides de partager la foi qui naît en ce tombeau vide où les anciens moines du désert (de Judée, de Gaza ou du Sinaï) allaient en pèlerinage pour y demander la grâce de la conversion avant de revenir dans leur monastère. Pour toujours.
Belle image de la fidélité de Dieu, qui a dit une fois une parole à l’homme (« Je te conduirai au désert »)… et qui ne s’en repend pas, mais ajoute, tous les jours et chaque jour, le verset suivant : « Et je te fiancerai à moi dans le droit et la justice, dans la tendresse et la fidélité ».
Ce bien est donné en partage à TOUS. Si les moines en sont un signe – presqu’inutile en cette Terre où la Parole prophétique a crié si fort !… – si les moines en sont un signe, ils ne font que renvoyer à ce qui habite le cœur de tout croyant, et qu’un jeune Français ayant pérégriné à travers toutes les Églises « répandues dans le monde » avait ressenti et compris plus clairement que jamais quand il avait atteint… l’Assekrem : l’ermitage de Charles de Foucault (un des nôtres, ici) : « Là, j’ai compris ce qu’était l’Église ». Et quant à moi, entendant cette parole, j’en fus confirmé dans ma foi. Et dans ma vocation monastique.
Il n’y a donc pas opposition entre le silence du désert (quand c’est celui de notre foi) et la Parole de vie (que l’on voudrait voir grandir toujours plus en cette Terre… pour le bien de tous, et de vous tous « au loin »). Il n’y a pas de surprise, finalement, à voir que « Jérusalem est adossée au désert ».
Les moines (et moniales !) ont donc bien leur place dans ce paysage ecclésial de la Terre Sainte, et les Églises en leurs traditions diverses (y compris monastiques !) la leur reconnaissent. Et réciproquement, les moines ne dédaignent pas de sortir de leurs monastères pour se joindre aux grands événements ecclésiaux de ces Églises qui ont toutes entendu la Parole (à leur façon) et qui la gardent (à leur façon)… dans un cœur sans cesse à purifier, certes, mais illuminé par une grâce pascale… qui nous emmène toujours « plus loin » : vers la Promesse.
Frère Jean-Michel, d’Abu Gosh