la Tribune du mois D’AOÛT est l’homélie prononcée par le Père Luc Pareydt à la Basilique Sainte Anne de Jérusalem lors de la messe pour la France, le 14 juillet dernier :

Décidément, comme souvent, comme toujours, l’Évangile vient aiguiser les paradoxes voire les tourments de notre cœur et de notre monde. Le croyant n’y échappe pas plus que les autres. Il est plus que les autres confondu par la Parole qui est sa nourriture. Il doit être plus que les autres remis en question, remis à sa place, rendu à son labeur par l’Evangile dont il veut être le disciple et qui doit, il le croit, transformer le monde.
Décidément, l’ouragan de la Parole qui sortît de la bouche d’un Dieu-fait-homme, sur cette terre de Palestine qui était déjà de larmes et de sang, n’a pas fini de subvertir les raisonnements tout faits et les terreurs idéologiques, j’entends particulièrement les idéologies religieuses, les plus meurtrières, les plus barbares, les plus abjectes. Aucune religion ne faisant exception à cette dérive qui est le virus infantile latent de toute croyance.
« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau et moi, je vous procurerai le repos » (Saint Matthieu – Chapitre 11, 28-30)
Décidément, oui, la Parole de l’Évangile nous surprend toujours et espérons qu’elle continuera longtemps de nous surprendre, quand bien même nous serions confondus par ce qu’elle déloge en nous.
Et combien peut nous confondre ce que Jésus le Christ nous dit aujourd’hui comme il le proclamait il y a deux mille ans ici même peut-être. S’il nous est doux d’entendre : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau et moi, je vous procurerai le repos »… il nous est moins savoureux d’écouter ce qui suit : « Prenez sur vous mon joug. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger ».
Oserais-je aujourd’hui, maintenant, aller dire toutes ces paroles, ces deux paroles ensemble, à celles et ceux que le poids du fardeau dilacère, que le joug de la barbarie terrorise, que l’injustice et la violence enferment sur leur propre terre ? Oserais-je ? Oserions-nous ?
Et pourtant, c’est ainsi qu’on devient disciple, nous dit-il. C’est ainsi qu’il se révèle « doux et humble de cœur ».
Où est donc la reliure entre le fardeau et le repos ?
Cette tendresse devrait-elle donc s’accommoder d’une douleur qui en serait le prix ? Le fardeau serait-il la dîme à payer pour trouver le repos ? Faudrait-il satisfaire aux vieux démons d’un dolorisme que l’on croyait rassi mais qui semble recruter de nouvelles ouailles dans toutes les religions ? Aurait-on eu raison en son temps, infiniment raison, de dénoncer une telle emprise comme n’étant rien d’autre qu’un opium facile pour peuples à faire taire ?
Mais voilà : c’est bien Lui, le Maître de la miséricorde, le Maître en humanité qui a souri, pleuré, qui s’est emporté contre les faiseurs d’illusions et a renvoyé les pervers à leurs noirs desseins ; c’est bien celui-là aussi qui nous laisse ces paroles tendues que nous devons semer autour de nous : « Venez à moi vous tous qui peinez et moi je vous procurerai le repos. Mon joug est facile à porter et mon fardeau léger ».
Où est donc la reliure entre le fardeau et le repos ? Quelle est donc la nervure qui articule l’improbable couple de la douceur et du joug ?
Là se tient le cœur du mystère. Là réside la lumière qui pointe à l’horizon de la nuit. Ce n’est pas la résidence de la logique, moins encore celle de la preuve, pas davantage le palais vide des idéologies qui croient tout expliquer. Ce n’est pas la résidence des idées. C’est la demeure de Quelqu’un. C’est la maison d’un homme qui partage notre chair et notre sang mais nous entraîne vers ce qu’il y a de plus haut que la chair et le sang. C’est la demeure d’un Dieu qui a mis en jeu sa superbe pour offrir aux hommes en partage beaucoup de choses de sa divinité.
Là est la clef de tout. Un Dieu qui invite à le suivre en prenant le chemin des hommes : « Devenez mes disciples ». Tout tient dans ce mot de chair qui fait reliure entre la tendresse et le fardeau. Un mot qui transmue le lourd en léger, le pénible en exaltant. Mais pas à la manière des prestidigitateurs ou des marchands de sommeil. Cet homme-là qui est avide de disciples, il ne claque pas des doigts pour soumettre ceux qui n’ont plus d’espoir, il n’enrôle pas en promettant le paradis à bon compte. Cet homme-là fait ce qu’il dit et ne le propose pas sans l’avoir fait. Il sait le chemin pour devenir disciple et il ne conte pas fredaines à celles et ceux qui auraient l’audace de répondre à sa proposition.
Prendre sa croix et le suivre, c’est changer de route
Dans les rues de Jérusalem, le fardeau n’était pas léger pour lui ; le joug meurtrissait la nuque, le carcan rompait les os… mais jamais il n’a dit qu’il fallait souffrir pour souffrir si l’on voulait le suivre. Quand il invite à porter la croix avec lui, c’est pour aimer, être plus libre, pour en finir avec les enfermements dans les images de soi et les vociférations de l’ego. Ce n’est pas pour concourir au livre des records de la douleur comme certains cinéastes et, pire, certains théologiens, ont voulu nous le faire accroire. Prendre sa croix et le suivre, c’est changer de route, et ce n’est pas le plus simple. Cela est fait de renoncements mais c’est pour une plus grande liberté. Puisqu’il s’agit de ne plus consentir à ce qui est faux, de ne plus se raconter des histoires sur soi-même et sur les autres, de ne plus céder un pouce aux représentations faussement rassurantes du monde, de ne plus payer quelque redevance que ce soit aux illusions du consensus mou, à la dictature du prêt-à-penser.
Endosser ce joug là, porter ce fardeau là, personne ne peut dire que c’est une décision facile sauf à être un fieffé menteur. Mais ce n’est pas un fardeau pour l’éternité, ce n’est pas un joug qui écrase. Cette charge est un homme venu de Dieu, Jésus le Christ. Il invite des disciples à le porter, à l’aider, à être ses mains, son visage et son cœur. Sans quoi il serait impuissant. Ce Dieu-là peut séduire parce qu’il ne se présente pas comme un thaumaturge mais comme un pauvre.
L’homme de Jérusalem. Le pauvre de Galilée. Le crucifié qui se lève du tombeau. Le Dieu de tous les hommes. De tous les hommes. Peut-être surtout de celles et ceux qui ne croient pas en lui, de celles et ceux qui ne veulent pas le reconnaître ou le refusent, de celles et ceux qui sont en délicatesse avec l’Eglise, souvent pour de justes raisons qui ne grandissent guère la maison de Dieu.
Ils avaient le visage de la France
C’est ce Dieu-là dont les chrétiens veulent témoigner dans nos sociétés. Et témoigner ainsi n’est pas brandir un étendard, s’octroyer le droit de juger les autres, mépriser les lois, être pisse-vinaigre à tout propos, se croire persécuté… Témoigner de ce Dieu-là requiert modestie et conviction, respect absolu, inconditionnel, des autres croyances et options de vie, désir de participer à sa place et avec compétence à la société, à la « maison commune » comme le dit le Pape François.
Une telle posture dirime certains faux débats sur la laïcité dont il serait temps que notre pays, et sans doute notre Eglise aussi, soit débarrassé.
N’avons-nous pas il y a quelques mois considéré tragiquement ce qui nous est commun, croyants ou non, musulmans, juifs, chrétiens ? Il faudrait que le nouveau nom de « laïcité » soit Bataclan, Stade de France, Petit Cambodge… Il convient désormais que chrétiens et autres nous nous inclinions devant ces compagnons français, européens, de toutes races et couleurs de peau qui ont été fauchés par haine de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité. Pour reprendre le beau mot d’André Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, en 1964 : « Il avait le visage de la France ». Ils avaient, ce jour de novembre dernier, le visage de la France.
Et leurs familles, et les blessés qui pour beaucoup garderont à vie les séquelles de la barbarie dans leur chair et dans leur esprit, ils ont besoin que nous nous levions, qui que nous soyons et quoi que nous croyions, pour que le sens, la vie, l’amour, la justice l’emportent sur la terreur. Cette insurrection de l’espoir n’est pas loin de l’homme de Jérusalem qui continue à arpenter aujourd’hui les rues de cette ville blessée. L’homme de Jérusalem. L’homme de Palestine. L’homme qui, Lui, aurait osé dire plus bravement que nous aux habitants de cette terre dont ils sont dépossédés : « Venez à moi vous tous qui peinez sous le poids du fardeau et moi je vous procurerai le repos ».
14 Juillet 2016
Luc PAREYDT s.j.
Conseiller pour les affaires religieuses
Consulat Général de France à Jérusalem