Tribune novembre 2015 : « 125 ans de vie de l’Ecole biblique »

125 ans pour l’Ecole biblique  et archéologique française de Jérusalem :

Pour cette Tribune nous publions un entretien avec le P. Jean-Jacques Pérennès, OP afin de célébrer les 125 ans pour l’Ecole biblique de Jérusalem.

P. Jean-Jacques Pérennès, OP

L’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem fête ses 125 ans ; le plus ancien centre de recherche biblique de Terre Sainte compte à son actif de nombreuses et remarquables contributions dans le domaine archéologique, sans compter ses travaux-pionniers en matière d’exégèse historico-critique des Saintes Ecritures. Quel regard porter sur ces 125 années ? Quels défis et quelles perspectives pour l’avenir ? Nous vous proposons le regard du père Jean-Jacques Pérennès op., le nouveau directeur de l’Ebaf.

Il est difficile de résumer ces 125 ans de vie de l’Ecole biblique, d’autant plus qu’elle a du traverser des changements importants du contexte : au plan politique, fin de l’empire ottoman, deux guerres mondiales, naissance de l’Etat d’Israël, conflit israélo-palestinien, etc. ; au plan ecclésial, le rapport à l’étude de la Bible a aussi énormément changé, faisant passer de l’époque moderniste à Vatican II et à ses conséquences. Je retiendrai donc d’abord de ces 125 ans que l’Ecole a duré ; elle a réussi à traverser bien des épreuves parce qu’elle a été portée par des religieux qui ont totalement donné leur vie à ce projet. C’est encore aujourd’hui notre ambition : faire exister ici à Jérusalem, en ce 8e centenaire de l’Ordre dominicain, un lieu d’excellence d’étude de la Parole de Dieu, porté par des religieux qui s’y consacrent totalement.

Une figure reste indissociable de l’Ecole biblique, celle du père Lagrange. Que vous inspire cette grande figure aujourd’hui? Que reste-t-il de son intuition?

La figure du père Lagrange reste en effet une grande inspiration pour nous, car il a su mener une étude savante de la Bible, prenant en compte l’apport parfois déroutant des sciences modernes, tout en le faisant in medio ecclesiae, et ce malgré les critiques très dures et parfois injustes dont il a été l’objet de la part de la hiérarchie et/ou de certains de ses membres. Nous espérons que l’aboutissement de sa cause de béatification permette de mettre en lumière cette possibilité d’être à la fois un grand savant et un grand croyant.

Comment expliquer les réticences, voire l’hostilité de certains face au père Lagrange et à sa méthode historico-critique de la Bible? (Que l’on songe seulement aux relations avec Rome, qui n’ont pas toujours été simples!)

Une partie des réticences à son égard sont dues à son époque : le XIXe siècle a révolutionné radicalement bien des sciences liées à la Bible : histoire, linguistique, épigraphie, archéologie, etc. Certaines découvertes furent un véritable séisme pour une lecture littéraliste et naïve du texte biblique, que peu de catholiques d’ailleurs pratiquaient, hormis les clercs cultivés. Le courage du père Lagrange et de ses premiers compagnons a été de prendre au sérieux les défis posés par la science moderne à une lecture croyante, sans tout rejeter comme le firent des hommes comme Renan ou Loisy. D’autres réticences furent plus conjoncturelles : par exemple, l’animosité de tel ou tel jésuite allemand, qui s’explique, pour une part, par les séquelles des guerres de 1870 et 1914. Ce qui est regrettable, c’est que la délation et la diffamation aient pu avoir tant de poids dans certains jugements du magistère portés sur le père Lagrange. De ce point de vue là, les temps ont beaucoup changé. Mais on reste confondu devant tout ce que Lagrange a dû endurer, comme l’ont bien montré sa biographie écrite par le père Bernard Montagnes et l’étude minutieuse de ses écrits par le père Maurice Gilbert[1].

Le rayonnement de l’école est aujourd’hui international. Quels sont les domaines où l’Ecole a pu se distinguer ? Quels sont les champs/compétences qu’elle souhaite valoriser ?

L’Ecole biblique s’est d’abord distinguée par des travaux majeures en matière biblique : les grands commentaires du père Lagrange, les travaux d’histoire et de géographie de la Palestine faits par ses premiers collaborateurs comme les pères Abel et Vincent, puis de Vaux, Benoit, Boismard. Ces travaux fondateurs ont permis à l’Ecole de « faire école », c’est-à-dire de préparer des générations de biblistes venus se former ici sous la conduite de ces maîtres. Ces biblistes sont aujourd’hui professeurs à leur tour, un peu partout dans le monde. L’Ecole a ensuite été connue par des publications comme la Revue biblique ou les collections associées (Etudes bibliques et Cahiers de la revue biblique) sans parler des innombrables ouvrages écrits pas ses professeurs. Il faut citer aussi les éditions successives de la Bible de Jérusalem, d’abord en fascicules, puis en éditions successives. La Bible de Jérusalem est une Bible annotée, avec, pour chaque livre, une introduction faisant le point de la recherche exégétique qui évolue au fil des années. Cette Bible de Jérusalem a littéralement nourri le peule chrétien et préparé le renouveau de Vatican II. Enfin l’EBAF s’est rendue célèbre par sa contribution à de grands chantiers archéologiques comme Qumran, Tell el-Far’ah, Tell Keisan, Khirbet es-Samara en Jordanie, et plus récemment Blakhiyeh et le monastère saint Hilarion à Gaza, sans parler de divers chantiers moins spectaculaires mais sensibles dans Jérusalem. Ces fouilles, en cours de publication, qui contribuent à enrichir notre connaissance des pays de la Bible et à une meilleure connaissance de la Palestine, ont été faites malgré les moyens financiers limités de l’Ecole biblique qui ne bénéficie pas du soutien de puissantes fondations ou organisations.

L’objectif initial de l’Ecole biblique était de “sortir les études bibliques de leur médiocrité” et d’oeuvrer à une exégèse crédible et sérieuse. 125 ans ont passé, on peut dire que le but a été atteint. Quel serait donc le nouveau défi intellectuel de l’Ecole biblique aujourd’hui?

On peut, en effet, considérer que le travail ardu des générations de professeurs passés à l’Ecole biblique a promus permet aujourd’hui cette discipline au rang d’une véritable discipline scientifique, comme en témoignent les partenariats de recherche qui se nouent entre l’Ecole biblique et d’autres universités ecclésiastiques et laïques. Il faut souligner ici le caractère exceptionnel de notre bibliothèque, une des meilleurs au monde dans son domaine. Le fonds et la manière dont il est géré et mis à disposition des chercheurs en fait un outil exceptionnel apprécié très au-delà des frontières du pays où nous sommes.

Chaque génération amène des défis nouveaux. Aujourd’hui l’Ecole biblique porte un projet très prometteur, appelé la Bible en ses traditions, qui vise à enrichir notre compréhension de la Bible par l’histoire de sa réception dans des domaines aussi variés que la patristique, la liturgie, la littérature, l’histoire de l’art, etc. Cette approche très novatrice associée à l’apport des nouvelles technologies laisse augurer de développements très innovants.

A l’heure où les fondamentalismes religieux reviennent en force dans le monde, y compris dans le monde chrétien, cette approche critique et croyante de l’Ecriture est toujours aussi pertinente.

Vous êtes le nouveau directeur de l’Ecole biblique. Quel élan souhaiteriez-vous impulser en cette année-anniversaire?

Mon principal effort cette année vise à renouveler le corps enseignant, à l’enrichir de nouveaux talents. L’étude scientifique de la Bible à ce haut niveau de spécialité est très exigeante, demande une véritable ascèse, un engagement total. Et tout le monde n’est pas prêt à un tel effort. Grâce à Dieu, l’Ordre dominicain attire aujourd’hui encore de nombreux jeunes, doués et généreux. L’Ecole biblique a le privilège d’en recevoir quelques uns. C’est une vraie bénédiction que nous accueillons avec gratitude en cette année de célébration du 8e centenaire de l’Ordre dominicain. Il faudra ensuite que cette génération nouvelle sache tirer le meilleur parti de l’expérience des générations précédentes.

De ce point de vue là, il n’est pas anodin que l’Ecole biblique soit portée par une communauté religieuse qui prie, célèbre la liturgie ensemble et vérifie au quotidien l’appel à l’amour fraternel dont la Parole de Dieu est porteuse.

Je souhaiterais aussi promouvoir plus de collaborations entre les diverses institutions bibliques de Jérusalem qui gagneraient à travailler davantage ensemble, ce que nous avons déjà commencé avec succès avec le Studium biblicum franciscanum.

Des propos recueillis par Manuella Affejee.

[1] Cf. Bernard MONTAGNES, Marie-Joseph Lagrange. Une biographie critique, Editions du Cerf, 2004, 625 p. ; Maurice GILBERT, M.-J. Lagrange, l’Ecriture en Eglise, Editions du Cerf, Lectio Divina 142, 1990, 225 p.

Publié le 16 novembre 2015 sur http://www.op.org/fr/content/125-ans-pour-lecole-biblique-de-jerusalem