Entretien avec Pierre Trotignon – La philosophie dans le monde arabo-musulman
Iran, Hamadan, Avicenne statue. PHOTONONSTOP / TIBOR BOGNAR / AFP
Professeur émérite de philosophie de l’Université de Lille III, Pierre Trotignon, est spécialiste de la pensée grecque antique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie dont « Les Chemins du philosophe » et Que sais-je sur « Les philosophes français de 1945-1965 ».
Comment est née la philosophie dans le monde arabo-musulman et quelle a été sa réception ?
Il y a une célèbre formule d’un professeur d’histoire de la philosophie grecque, Emile Bréhier. Un jour on lui demandait : existe t-il une philosophie chrétienne ? Il a répondu : « il n’y a pas plus de philosophie chrétienne que de mathématique chrétienne ». C’est une phrase qui est à la fois vraie et inexacte. Elle est vraie en ce sens que l’on peut considérer que la philosophie est le cheminement d’un individu qui consacre sa vie à la recherche des clarifications de la vérité aussi bien dans le domaine des sciences, de la vie publique à dessein de vivre selon cette vérité. En ce sens, en effet, la philosophie n’est pas chrétienne, on peut la trouver très bien dans des milieux juifs, musulmans et ailleurs dans le monde. La formule est un peu inexacte en ce sens que si la philosophie a un modèle qui en gros est partout le même, dans sa pratique historique elle naît toujours dans une certaine cité et dans une certaine civilisation dont le modèle fondamental est toujours un modèle religieux et comme les religions ne sont pas toutes identiques, cela va marquer la forme de cette philosophie.
Il y a une spécificité de la philosophie qui va naître dans les pays de culture musulmane. Cette particularité est liée à ce que cette culture musulmane qui va prendre de multiples formes à travers le temps et l’espace se rassemble autour d’un livre : le Coran. Et là je souhaiterais souligner la grande ambiguïté qu’il y a dans les discussions journalistiques et politiques contemporaines en France où très souvent on nous parle des religions du livre. En fait, il faut faire très attention : le livre n’a pas la même place et la même fonction dans les trois religions.
Dans le judaïsme, il y a un livre, mais ce livre est là pour attester de la promesse qui a été faite au peuple d’Israël d’être le peuple élu par Dieu pour le révéler au monde, ce qui compte c’est fondamentalement le message qui est transmis par Moise. Dans le christianisme : ce qui est fondamental ce n’est pas le livre, le livre est là pour conserver la trace de l’enseignement de Jésus, ce qui est central c’est la personne même de Jésus en tant qu’il se présente comme étant le Messie. Il en est différemment en islam où le livre est véritablement le guide de toute la vie matérielle et spirituelle des individus où il est censé être la manifestation même de l’essence divine. Par conséquent, le musulman se trouve dans la nécessité de comprendre ce que dit ce texte. Or comme tout texte spirituel, il est ambigu, il est ambivalent, il faut donc essayer de trouver le sens de ce texte. Il faut interpréter. Le problème est le suivant : la bonne compréhension du sens profond du texte permet à l’homme de vivre selon le dessein même de Dieu. Ce cercle que l’on trouve dans toutes les religions est le cercle herméneutique : pour comprendre, il faut savoir de quoi il est question et pour savoir de quoi il est question, il faut déjà comprendre. En islam, il n’y a pas de clergé au sens propre, même dans l’islam chiite. Au fond l’imam est celui qui est inspiré par Dieu, il n’est pas celui qui dispose d’une autorité d’interprète en fonction de sa place dans la hiérarchie. Cela entraîne une situation ambiguë car, d’une part, cela donne une plus grande liberté d’interprétation, et d’autre part, on ne voit pas très bien s’il y a une interprétation favorisée. D’une certaine façon, l’interprétation est infinie. Cela est en ce sens très différent des dogmes établis par les conciles chrétiens qui essaient d’être le plus précis possible et de ne pas laisser place à une interprétation incorrecte…
Suite de l’entretien de Ilham Younes pour les Clés du Moyen-Orient : cliquer ici.